« Comment vivre sans inconnu devant soi ? » - René Char

Est-ce que le chat a une raison d’être ? Est-ce que le pivert dans son arbre, l’ours brun dans sa montagne, le ver de terre dans sa tourbe, l’amibe dans son eau, ont-ils tous une raison d’être ? Ou à l’inverse, sont-ils sages, plus sages que nous, simplement préoccupés par le besoin impérieux de manger, de dormir, de se reproduire, de vivre ? Qui donc a inventé l’idée que la vie a besoin d’une raison ?

On imagine sans peine un vieux moine mendiant, anachorète perdu dans son désert, avare en parole mais prolixe en jugement, donner sa leçon à un public épars à une époque où les dieux foulaient encore la terre, et où une idée neuve – une seule – pouvait suffire à justifier un culte. On s’assoit sur un rocher, à deux pas d’une mer morte bien vivante pourtant, et on écoute le prophète lorsqu’il daigne parler.

Que faire d’autre d’ailleurs ? À cette époque, la vie était brutale. Elle n’avait pas encore acquis le caractère absurde de la nôtre. Les gens sérieux étaient pléthores, et séduisants sans doute. On peut comprendre l’attrait de l’idée morbide de donner à la vie une raison lorsque la mort était encore une compagne du quotidien. Aujourd’hui, ce n’est pas sérieux d’être sérieux, et la mort se cache. Dans nos rues aseptisées, on ne croise plus que des cadavres de pigeons, et les mourants sont priés de mourir proprement, c’est-à-dire loin de notre vue.

Mais peut-être que cette idée – la raison d’être – n’est qu’un malentendu. Au siècle des Lumières, un dandy libertin aura écrit pendant sa fessée qu’il faut toujours donner raison à la vie, ce qu’un copiste aura repris en rajoutant un déterminant indéfini – il faut toujours donner une raison à la vie. Erreur minime, mais erreur fatale. C’est qu’à l’époque, on écrivait le français comme il se doit, c’est dire comme on le veut. Le sadique illuminé n’était pas franchement à cheval sur l’orthographe et la grammaire. Ce n’est pas faire offense aux académiciens que d’affirmer que l’Académie française est une invention de pisse-froid.

Nous en sommes là dans notre voyage temporel, et la vie n’a toujours pas de bonne raison d’avoir une raison d’être. Nous ne tenons toujours pas notre coupable, nous n’avons toujours pas obtenu vengeance, c’est-à-dire réparation.

C’est que sous son air poussiéreux, la raison d’être est d’une indécrottable modernité. Contrairement à une idée reçue, le libéralisme ne l’a pas démodée, bien au contraire. La victoire du “je” n’a pas consacré la fin de l’aliénation, loin de là. Imposer le devoir de maximiser notre potentiel économique, c’est rendre urgent le besoin de trouver des raisons à cette fuite en avant. Nous n’avons jamais été aussi malades de la raison d’être qu’aujourd’hui. À l’absurdité de notre condition répond l’inflation de notre égo. Il est impérieux de justifier son bullshit job et son CDD à temps partiel. Il nous faut une raison d’être, ou sinon c’est la dépression, le burn-out, la yourte mongole avec toilettes sèches au fin fond de la Creuse.

Le petit rat de l’opéra n’avait pas besoin d’une raison d’être. Le mineur dans son filon n’avait pas besoin de raison d’être. Le poilu dans sa tranchée n’avait pas besoin de raison d’être. Le paysan sur sa charrue n’avait pas besoin d’une raison d’être. La raison d’être une conception bourgeoise, et donc paresseuse par définition, de la vie. C’est une maladie qui survient non pas lorsque notre vie est si riche que l’on a le luxe de se poser la question, mais plutôt lorsque notre vie est si pauvre que l’on éprouve le besoin de se poser la question. On se recherche une raison d’être précisément quand être est empêché, empêtré dans un fatras de contradictions absurdes, maintenu à l’étroit dans une cellule aux parois invisibles.

Être n’a pas de raison, n’en a jamais eu, n’en aura jamais. C’est une question pour laquelle nous ne trouverons jamais de réponses, tout simplement parce que ce n’est pas une question. Ce n’est qu’un énième lot de consolation dont nous avons le secret de fabrication.

Le chat le sait, lui, quand il se prélasse sur le canapé. Il nous regarde nous agiter. Nos allées et venues le distraient, nos éclats de voix l’agacent. Allongé de tout son long, il ne pense à rien, c’est dire s’il pense à tout. Il est en pleine possession de ses moyens, et il est doté d’un univers dans chaque pupille. Sa raison d’être est sans raison, sinon peut-être nous enseigner que la raison d’être est sans raison.