« Pauvres, voilà bien ce que nous sommes devenus. Pièce par pièce, nous avons dispersé l’héritage de l’humanité, nous avons dû laisser ce trésor au mont de piété, souvent pour un centième de sa valeur, en échange de la piécette de l’« actuel ». à la porte se tient la crise économique, derrière elle une ombre, la guerre qui s’apprête. Tenir bon, c’est devenu aujourd’hui l’affaire d’une poignée de puissants qui, Dieu le sait, ne sont pas plus humains que le grand nombre souvent plus barbares, mais pas au bon sens du terme. »
- Walter Benjamin
Illustration: La ville de Paris - Robert Delaunay (1912)
D’abord, il y a l’effroi. On déambule dans des rues où règne la paix, où chacun semble être à sa place, où nul destin ne semble plus petit ou plus grand qu’un autre, comme si rien ne se passait ailleurs, comme si l’horreur que subissent tant d’autres ne parvenait pas à percer la gangue gelée de notre glaciale félicité.
Oh, rien n’est comme il semble bien sûr ! La ville est une image, une représentation. Elle fonctionne, et chacun de nous est un rouage. Sous les apparences de sa plage, nos pavés sont profondément enfouis. Chaque passant emporte son mystère, et bien malin qui peut dire ce qui préoccupe tel ou tel visage. La douleur n’y a pas droit de cité. Rien ne se révèle, sinon peut-être le corps, ce traitre qui parle à notre place.
L’effroi disais-je. Quel autre nom donner à ce que l’on sait mais que l’on feint d’ignorer ? Quel sang a bâti notre fortune ? Et à quoi bon le déplorer ? Nos restaurants font salle comble, pourquoi ne pas s’en réjouir ? Nos commerces débordent de colifichets, pourquoi ne pas se servir ? On rit dans nos salles de spectacles, notre cinéma jubile, nos musées regorgent de richesses que l’on étale pour bien les mettre en valeur. La ville a toutes les vertus, alors pourquoi la questionner ?
Ailleurs, on tue des enfants. Mais enfin, c’est d’ailleurs que l’on nous parle ! Ailleurs, les femmes sont battues, les hommes réduits à l’esclavage, la terre est exploitée sans vergogne, la mer suinte de sang. Mais c’est ailleurs, quelque part dans un écran, un vague reportage d’une minute trente – pas plus, car nous n’avons plus l’attention nécessaire. Un plan séquence sur un territoire en ruine, il faut bien dire combien c’est cinématographique. Il faut bien ça pour justifier la page de publicité.
Ailleurs, ça se passe en bas de chez nous, sauf que plus personne ne prend la peine de descendre depuis notre Olympe. Et puis, ce n’est pas comme si nous n’avions pas nos propres problèmes. Ici aussi, on bat les enfants et on viole les femmes. C’est juste qu’il faut croire qu’on le fait d’une manière un peu plus civilisée.
L’effroi toujours. Partout dans la rue, des éclats de voix viennent éclabousser de rire la foule des passants. On s’interpelle, on se charrie, on se bouscule, on s’éclate. J’efface cette trace sur mon visage, mais nos oreilles n’ont pas de paupières. On se surprend à être heureux, et à se demander ce que ce bonheur veut dire. On confond la joie et l’accomplissement. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir le piège qui nous est tendu. La vanité nous ouvre les bras, et comme le disait ce bon vieux Stig, on se jette sur elle tellement notre besoin de consolation est impossible à rassasier.
Il arrive encore de croiser un regard vrai, un visage franc, la possibilité d’une étreinte qui ne soit ni intéressée ni factice, mais ma bouche est vide et mes mots sont creux. La guerre – que je n’ai pourtant pas subie ! - a volé ma voix. Mes épaules sont étroites, mes bras n’ont plus l’allonge, il n’y a plus de place sur mon radeau. L’eau monte, parait-il. Quelle arche viendra nous sauver ?
Dans les buissons qui longent la pelouse, une armée de rats surveille les moindres de nos gestes. Personne ne semble y prêter attention, pas même ceux qui ont choisi de piqueniquer à quelques mètres à peine de la déferlante qui nous pend au nez, et l’on imagine sans peine la civilisation complète qui habite les innombrables canalisations sous nos pas. Mais l’attention est devenue une denrée rare. Alors je détourne la mienne, et m’en lave les mains.
L’effroi, c’est cette jolie fille qui vous lance un regard amoureux, et qui, au moment de sourire, révèle plusieurs rangées de dents acérées comme la promesse d’une mort lente et douloureuse. Une fois que l’on a croisé son chemin, elle habite en vous pour toujours. Peu importe les monts et merveilles, peu importe les Champs-Élysées, l’Eden retrouvé, ou toutes les tentations de Saint Antoine. Une fois que le monde a révélé sa nature effroyable, plus rien ne saura effacer son évidence. L’effroi saute aux yeux, et ce n’est pas pour les protéger.
Je me demande si elle est visible à mes côtés, si on la voit au fond de mes pupilles. Ai-je l’air possédé ? Suis-je moi-même devenu à son image, son écho, son ombre ? Mais je sais bien que je suis invisible. Comme plus personne ne regarde plus personne sans se demander si cette personne vous veut du mal, je m’applique à projeter le masque de l’homme le plus inoffensif qui soit. C’est presque devenu une seconde nature. Pour un peu, je me laisserais prendre à mon propre jeu. Puis l’effroi tapote sur mon épaule.
À l’entrée d’une boutique, une fillette joue avec son père en attendant que sa mère finisse ses achats. À la terrasse du café, une habituée claque la bise à un serveur musclé. Un bras dénudé dépasse d’une voiture de police qui roule au pas. Une ado baignant dans la lumière du crépuscule fait un selfie avec son groupe de copines. Dans la maison cossue d’une sous-préfecture de province, une femme dénudée pleure après avoir été une fois de plus violée par son mari. Dans un HLM dans un autre quartier, une autre femme pleure aussi. Sur un quai de gare, une mère ukrainienne ne sait pas qu’elle est en train de dire au revoir pour la dernière fois à son fils. Sur la plage de Pattaya, une jeune fille se prépare mentalement pour sa première passe. À Gaza, un soldat israélien vient de commettre un énième bombardement qui a tué une fillette qui avait le même âge que la sienne, et qui dans d’autres circonstances, seraient devenues les meilleures amies du monde.
À Paris, un chibani presse le pas, comme s’il cherchait à semer un poursuivant invisible.