« Une force, c’est la force invisible. C’est en ce sens que je vous disais : il n’y a de lutte qu’avec l’ombre. Il n’y a de rapports du corps qu’avec les forces invisibles, ou avec les forces insensibles. Il n’y a de lutte qu’avec les forces. »
- Giles Deleuze
Illustration: Door 84 - Dorothea Tanning (1984)
Parfois, il est absolument primordial de ne rien faire. Attention, je ne parle pas de procrastination ou de flemmardise. Je parle de ne rien faire du tout, de ne rien faire activement, de ne rien faire avec autant d’obstination que l’en en met à poursuivre la satisfaction de n’importe quel autre désir. Il s’agit de ne rien faire, mais de le faire bien, avec attention, avec du cœur, en y mettant un engagement résolu et total.
On pense que ne rien faire est facile. Qu’il suffit pour y parvenir de ne pas faire ce que l’on devrait, mais on oublie souvent que pour y parvenir, il faut travailler dur. On s’entoure de distractions, on allume sa télévision, on joue aux jeux vidéos, on va boire des verres, on oublie volontairement sa todo list, on trouve autre chose à faire, et du coup on fait bien quelque chose. C’est fou combien il est facile de tromper notre attention en fuyant nos responsabilités. Si de surcroit on en éprouve de la culpabilité, alors on double la charge. On ne dira jamais assez le cout de l’anxiété que l’on s’inflige lorsque l’on se laisse aller dans ce vertige.
Mais en réalité, ce cercle vicieux, ce n’est pas rien faire. C’est au contraire faire exactement ce que l’on attend de vous, c’est-à-dire n’importe quoi, et en prime de le faire – ou de ne pas le faire ! - si mal que cela en devient douloureux. Ne rien faire vraiment exige une tout autre discipline, une approche bien plus radicale, un sabotage consciencieux des mécanismes qui nous poussent perpétuellement à l’intranquillité. Comme ne rien faire vraiment ne dépend pas que de soi, il faut bien comprendre ce qui nous met en mouvement.
Tout le monde pense être différent, et c’est en cela que nous sommes tous les mêmes. Nous sommes tous comme des poissons plongés dans la même eau socioculturelle, agissant comme si nous étions des individus autonomes indépendants du courant ou de sa température. Cette eau, nous avons tous (ou presque) conscience de son existence, mais la plupart du temps, nous l’oublions. Nous baignons dedans depuis notre premier souffle, elle nous imprègne, elle est invisible, elle devient comme une seconde nature.
Quiconque échoue à nager dedans est condamné à l’isolement, à l’ostracisation, ou à la folie. Nous disons alors que cette personne n’était pas faite pour ce monde, qu’elle n’était pas adaptée, qu’elle avait des lacunes, qu’elle manquait de prédispositions, ou tout simplement qu’elle était limitée. Mais la qualité, la nature, ou le fonctionnement de l’eau dans laquelle nous baignons sont rarement remises en question.
Alors voilà, c’est ça, ne rien faire activement, et ça commence par cette remise en question. Il faut prendre conscience des forces que notre environnement applique sur nous, et se mettre en position de les défaire, de les dévier, ou le cas échant de les laisser faire si et seulement si vous désirez son effet. Ce n’est pas un relâchement, c’est une tension. Ce n’est pas un renoncement, c’est une action. Ce n’est pas une facilité, c’est une complication. C’est aussi dur que d’apprendre à voler à un poisson.
Parfois, il est absolument primordial de ne rien faire. Faire rien. Ne faire rien. Faire ce qu’il faut pour ne rien faire. Produire ce qu’il faut d’effort pour ne pas produire les effets que l’on nous impose. Et ce rien faire, le faire pour soi. Ce n’est pas de la résistance passive, qui a son utilité par ailleurs et qui n’est pas rien faire. Ce n’est pas non plus sauver le monde, qui a son importance, et qui assurément ne sera pas sauvé si l’on ne fait rien. Parfois, il est absolument primordial de ne rien faire simplement pour se prouver que l’on peut.
À quoi bon savoir voler pour un poisson ? À quoi cela pourrait-il bien lui être utile ? Mais à rien, justement. Sinon peut-être, comprendre combien la question de l’utilité n’est pas sa question, mais celle que l’eau lui impose. Ça, et le fait de ne pas être né doté d’ailes, et de ne pas pouvoir survivre à l’air libre. Au fond, la question n’est pas de savoir voler, mais juste de savoir qu’il le pourrait s’il le souhaite.
Parfois, il est absolument primordial de ne rien faire. Mais de nos jours, qui peut ne rien faire ?